Les défaillances de Barnevernet

La Norvège, pionnière de la protection de l'enfance, sous le feu des critiques
La Norvège se targue d’être le tout premier pays du monde à avoir mis en place une loi protégeant les enfants, en 1896. Cette affirmation reste très difficile à vérifier et tout dépend de la définition que l’on donne à la protection de l’enfance. Tout au long du XXe siècle, les législateurs norvégiens ont fait évoluer la manière de concevoir et de pratiquer la protection de l’enfance dans le pays.
Par Bastien DUFOUR
« Des études comparatives ont souligné que la Norvège était et reste un des pays les plus importants dans la mise en avant des droits des enfants », écrit Aurélie Picot dans Transforming child welfare: From explicit to implicit control of families. « C’est le premier pays à avoir mis en place des droits de succession pour les enfants nés or d’un mariage (1915), bannie les punitions corporelles (1972) […] et [c’est] un des pays qui est allé le plus loin dans l’approche centrée sur l’enfant » énumère-t-elle. Depuis la fin du XIXe siècle, ce sujet est au centre de nombreux débats et de plusieurs lois. Un pays pionnier dans une discipline où il fait désormais face à de nombreuses critiques, directement issues des dernières lois et de sa pratique.
En 1896, la Norvège a adopté la Vergerådsloven, une loi sur le traitement des enfants victimes de négligences. Plutôt qu’une loi à proprement parler, ce texte est une annexe du code pénal. « Il y avait cette idée au XVIIIe siècle qu’il fallait un système pénal plus humain. Pourtant, on ne voulait pas des jeunes criminels. Le code pénal n’est pas là pour protéger les enfants, mais bien la société », détaille Elisabeth Gording Strand, professeure à OsloMet et spécialiste du droit d’enfance. Pour éviter l'emprisonnement d'enfants de 10 ans, la loi prévoit la création d’institutions dédiées pour les jeunes délinquants. Elisabeth Gording Strand précise : « C’était très difficile. On pensait qu’une discipline dure et sévère ferait de ces enfants de bons citoyens. Quoiqu’il en soit, cela reste moins néfaste que la prison ». Cette loi marque « l’émergence de nouvelles responsabilités de l’Etat envers les enfants », note Aurélie Picot, « cela insiste sur l’importance de l’éducation plutôt que la punition dans le combat contre la criminalité. »

Dix-neuf ans après cette première loi, en 1915, le Storting (parlement norvégien) adopte six lois sur les enfants visant à améliorer la vie de ces derniers, nés hors mariage, et de leurs mères. Aurélie Picot énumère : « Elles établissent la responsabilité des deux parents dans l’entretien, l’éducation morale et l’instruction [… et] la possibilité des enfants nés de parents non-mariés d’hériter de leur père et de porter son nom de famille ». Pourtant, « les lois de 1915 couvrent un secteur un peu différent [pas directement la protection de l’enfance, ndlr] puisqu’elles traitent de la relation entre les parents et les enfants. La société n’intervient donc pas dans les familles. Mais cela fait partie des travaux pionniers en termes de législation sur l’enfance », nuance Kristen Sandberg, professeure de droit à l’Université d’Oslo (UiO) et membre du comité des Nations Unies sur les droits de l’enfant de 2011 à 2019.
Le pénal s’efface au profit de la prévention
En 1953, la première Lov om barnevern (loi sur la protection de l’enfance) entre en vigueur. L’idée de cette dernière est de changer un système de punition par un système de prévention. « Cette nouvelle loi a élargi l’éventail des mesures d’assistance […] en incluant des conseils, un support économique, l’inscription à la crèche et la surveillance des familles » énumère Aurélie Picot. « Ils avaient cet objectif, peut-être un peu irréaliste, qu’il était possible d’aider tous les enfants dans leurs familles et que s’il était nécessaire de retirer les enfants, tout le monde allait comprendre, y compris les parents », présente Kristen Sandberg.
Dans son article, Aurélie Picot explique que « le travail préparatoire de la réforme de 1953 a utilisé un nouveau socle de connaissance. Pendant l’entre-deux-guerres, de nouveaux mouvements de pensée basés sur les doctrines hygiénistes et psychiatriques, sont venus concurrencer les états d’esprit moralistes à l’égard des enfants déviants, basés sur la religion et le puritanisme. »
La loi a aussi acté la création de corps administratifs locaux qui ont pour vocation à décider si l’enfant doit être placé ou non. « Ce n’était pas comme un tribunal, ce conseil était composé de politiciens [et non des professionnels de la protection de l’enfance, ndlr], et éventuellement d’un psychologue, mais c’était une discipline très récente. Des études ont montré que ce système n’était pas assez bon », relève Elisabeth Gording Strand. Ces membres locaux s’occupent donc des habitants de leur municipalité. C’est un des principaux problèmes selon Kristen Sandberg : « Souvent, les membres de ces comités connaissaient les familles. Ils pouvaient être parents ou amis. » Elle ajoute que si un juge a bien été ajouté au fil du processus législatif, « il n’entre dans le comité que seulement quand les membres veulent sortir l’enfant de la famille. Le cas avait déjà été discuté et la conclusion déjà bien aboutit. Le juge n’arrive qu’à la fin, et doit être présent au moment où la décision est prise comme une sorte de garantie juridique pour les parents. »
A la fin des années 1980 et au début des années 1990, le système arrive à la fin d’un cycle et de nouvelles discussions s’ouvrent autour de la protection de l’enfance. « C’est arrivé en même temps que la convention sur les droits de l’enfant, que la Norvège est l’un des premiers pays du monde à avoir ratifié en 1991 », souligne Elisabeth Gording Strand, « on a aussi mis en place le premier médiateur sur l’enfance du monde en 1980 ».
Vers une indépendance de la protection de l’enfance
Une nouvelle loi de la protection de l’enfance est donc entamée. « En fait, cette réforme faisait partie d’un texte plus général sur les thématiques sociales proposé en 1985 », clarifie Kristen Sandberg. « La protection de l’enfance a été retirée de la proposition où cela n’aurait été qu’un seul chapitre, pour en faire une loi distincte », précise l’ancienne membre du comité des Nations Unies sur les droits de l’enfant.
A partir de l’entrée en vigueur, en 1992 de la Lov om barneverntjenester (loi sur les services de protection de l’enfance), c’est tout le système de protection de l’enfance qui devient indépendant des services sociaux. « Il avait été observé dans les années 1970 et 1980 que les cas d’enfants n’étaient pas priorisés au sein des services sociaux », se souvient Elisabeth Gording Strand. Cela vient différencier la Norvège de ses voisins à ce sujet comme le détail la professeure d’OsloMet : « Les pays nordiques prennent les droits des enfants très au sérieux et considèrent l’enfant comme un individu à part entière et non seulement comme un membre de la famille. Même si les valeurs et la législation norvégiennes sont très similaires à celles du Danemark ou de la Suède par exemple, là-bas, la protection de l’enfance fait partie des services sociaux. » Le « Ministère des affaires familiales » change aussi de nom en 1992 pour devenir le « Ministère de l’enfance et des affaires familiales ».
Ce nouveau texte donne plus de pouvoir à Barnevernet (« protection de l’enfance » en norvégien). « Il est devenu possible d’intervenir dans les familles pour faire de la prévention. L’objectif était d’aider les familles à prendre soin de leurs enfants et d’intervenir avant que cela ne tourne mal », met en exergue Elisabeth Gording Strand. « Avec la loi de 1953, c’était très compliqué d’aller dans les familles avec des mesures préventives. Le système ne pouvait intervenir que dans des situations très sérieuses comme de la violence, des abus ou de la maltraitance », ajoute-t-elle.
Les conseils de comté, un tribunal local ?
Pour remplacer les corps administratifs locaux formés par des non-professionnels, la loi de 1992 veut créer un système plus juste et se référant à la législation en vigueur. Les conseils de comtés sont donc créés avec plus d’experts, des juges plus présents et des membres moins ancrés dans la communauté au niveau local. « Le processus était aussi beaucoup plus régulé qu’avant », souligne Kristen Sandberg. Le conseil de comté reprend donc toutes les méthodes de fonctionnement d’un tribunal pour prendre des décisions plus encadrées.
Le texte de 1992 renforce aussi le fondement de la protection de l’enfance en Norvège : l’intérêt supérieur de l’enfant. La section 4-1 établit : « Au moment d’appliquer les clauses de ce chapitre, une importance décisive doit être donnée à trouver des mesures qui sont dans l’intérêt supérieur de l’enfant. » Une condition aussi importante qu’énigmatique : comment savoir ce qui est dans l’intérêt supérieur de l’enfant ? « Le plus important au sujet de l’intérêt supérieur de l’enfant, c’est que cela doit être une évaluation individuelle », met en lumière Kristen Sandberg. Elle ajoute : « Ce qui est important dans ce texte, c’est qu’il faut s’assurer que les prérequis de la loi soient satisfaits, avant de regarder le meilleur intérêt de l’enfant. On ne peut pas dire que les autorités reposent leurs décisions seulement sur l’intérêt supérieur, c’est la dernière étape, d’une certaine façon ».
Barnevernet face aux critiques
Depuis de nombreuses années, le service de protection de l’enfance norvégien est largement critiqué. Depuis 2018, la Norvège a même été condamnée une trentaine de fois par la Cour Européenne des Droits de l’Homme (CEDH) à Strasbourg. S’il est difficile d’expliquer pleinement pourquoi la Norvège est tant critiquée, Elisabeth Gording Strand soulève une des problématiques, liée à la séparation de la protection de l’enfance et des service sociaux, une spécialité très norvégienne. « Je me suis rendu compte que beaucoup de ces familles auraient dû avoir de l’aide d’autres services. Peut-être que la protection de l’enfance n’était pas le plus adapté pour eux. Il y a quelque chose qui ne va pas avec le système, les autres services bottent en touche, car ils pensent que la protection de l’enfance peut s’occuper de tout, ce qu’ils ne peuvent pas faire. Cela rend le traitement des cas très sérieux beaucoup plus compliqués. Ce qu’il s’est passé en 1992, c’est qu’on a permis à la protection de l’enfance d’aller dans les familles beaucoup plus tôt, mais on a aussi exposé des familles aux services de protection de l’enfance alors qu’ils n’en avaient peut-être pas besoin. Par exemple, quand il s’agit d’enfants pauvres, avec des parents pauvres, il y a d’autres systèmes pour cela. La protection de l’enfance n’est pas là pour résoudre la pauvreté », raconte la professeure de droit.
En 2023, une nouvelle loi est entrée en vigueur. « Il n’y a pas de grands changements », convient Kristen Sandberg, « on peut dire que c’est mieux structuré et plus détaillé sur différents problèmes. » Les critères pour retirer un enfant n’ont pas fondamentalement changé. La loi s’est plus développée, par exemple, sur les fréquences de contact entre les parents et les enfants placés ou sur le rôle des familles d’accueils, qui ont désormais un chapitre entier dédié. Des sujets qui font partie des principales critiques de la CEDH. Pourtant, le projet de réforme n’a pas été entamé en réaction aux différents jugements. Selon Kristen Sandberg, la version préliminaire a été rédigée en 2015, soit quatre ans avant le premier grand procès. Le texte a cependant été largement retravaillé jusqu’à son adoption en juin 2021.
Sources :
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Interview de Kristen Sandberg, juriste spécialiste de la protection de l'enfance
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Interview de Elisabeth Gording Strand, professeure de droit spécialiste des droits de l'enfant
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Transforming Child Welfare From explicit to implicit control of families. Aurélie Picot, Oslo and Akershus University College, Department of Social Studies.