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La privatisation des instituts ou comment se faire de l’argent sur la santé mentale des enfants

Entre 2016 et 2021, le gouvernement norvégien a dépensé 14 milliards de NOK, soit environ
1 milliard et 190 millions d'euros pour acheter des places dans des établissements privés. Les dépenses ont augmenté de 40% en quelques années seulement. Faute de moyens et de personnel dans les instituts publics, les enfants en grande détresse psychologique ou nécessitants de soin particuliers sont placés dans des instituts privés.
Par Mathilde GIANNINI BEILLON
La Norvège se targue d’être le tout premier pays du monde à avoir mis en place une loi protégeant les enfants, en 1896. Cette affirmation reste très difficile à vérifier et tout dépend de la définition que l’on donne à la protection de l’enfance. Tout au long du XXe siècle, les législateurs norvégiens ont fait évoluer la manière de concevoir et de pratiquer la protection de l’enfance dans le pays.

 

 

Après avoir pu constater lors de mes recherches que beaucoup d’enfants passaient d’institutions publiques à privées et que le gouvernement semblait privilégier le financement de placements privés plutôt que d’essayer d’améliorer son propre système, j’ai tout de suite recontacté Line Sand Hansen. Employée de Barnevernet dans la commune de Kongsberg, elle avait déjà accepté de nous répondre concernant les incompréhensions culturelles. Elle a décroché le téléphone dans la foulée pour répondre nos questions concernant le placement des enfants en soins privés.

 

« C’EST CLAIREMENT UNE SOURCE DE PROFITS POUR CES ENTREPRISES »

« La société, ou du moins le gouvernement, a été rattrapée par un nombre croissant d’enfants et d’adolescents avec des troubles de santé mentale, que ce soit de la dépression, de syndromes post-traumatique après avoir été retiré de leurs familles ou de comportements violents lié à un mal-être. Face au débordement des institutions publiques, les grandes entreprises ont compris qu’il y avait un marché à conquérir concernant les soins et les placements de ces enfants. C’est clairement une source de profits pour ces entreprises »  explique Line. Aujourd’hui, les institutions peuvent intervenir de A à Z dans la prise en charge et le placement d’enfants en institution. Barnevernet, le service de protection de l’enfance Norvegien, n’est pas en capacité de traiter tous les dossiers concernant des suspicions de maltraitance d’enfant ni de placer tous les enfants. Faute de moyens et de personnel, les bureaux de certaines communes ou comtés sont amenés à faire appel à des prestataires privés pour investiguer certains dossiers. En Norvège on compte quatre grands groupes privés offrant leurs services, que ce soit pour la gestion de dossier ou de soins : Stendi, Humana, Team:Olivia et Aberia. La plupart sont des filiales de grands groupes suédois comme Triton, Humana AB ou encore Ambea AB, tous les trois coté à la bourse de Stockholm. Aberia est définie comme une fondation à but non lucratif qui appartient au groupe Hospirality Invest, des frères Kristian et Roger Adolfsen, qui fait plusieurs millions d’euros de chiffre d’affaires...

« Dans notre service, nous avons une personne qui travaille pour un institut privé et qui s’occupe de dossiers que nous n’avons pas le temps de traiter. Le problème c’est qu’elle traite le dossier toute seule en dehors de notre office, alors que lorsque nous travaillons dans nos bureaux, nous discutons, débattons sur les décisions à prendre et s’il y a suspicion de maltraitance et s’il est nécessaire d’intervenir. Un seul diagnostic ne sera pas aussi bon et nuancé que si vous êtes plusieurs sur un même dossier » souligne Line. Les instituts, comme Stendi, assurent que les employés disposent ’’d'une expertise spécialisée dans l'aide aux enfants et aux jeunes ayant besoin d'aide en raison de négligences, de troubles du comportement et de problèmes de toxicomanie - souvent associés à des difficultés psychologiques.’’ _ Stendi. Si le prestataire mène l’investigation seul, il ne peut prendre de décision concernant les actions à mener au sein de la famille, s’il est nécessaire ou non de retirer la garde de l’enfant ou de le placer en institut. La personne doit soumettre son rapport au ’’leader’’ du service de Barnevernet. C’est au leader de décider de ce qu’il faut faire au regard du dossier traité. Bien évidemment toutes responsabilités et conséquences retombent sur le leader s’il s’avère que les décisions, suite à l’enquête, n’étaient pas les bonnes.

Se pose alors la question du conflit d’intérêts. Le but premier d’une entreprise étant le rendement, est-ce que les prestataires n’auraient pas intérêt à faire en sorte qu’un maximum d’enfants soient placés dans leur institut ?« J’espère que ce n’est pas la logique de ces personnes, malheureusement on est jamais à l’abri de cela. Le seul garde-fou au regard de ce problème reste les décisions du chef. » Si le service de Kongsberg semble être un modèle en matière d’amélioration du système, ce n’est pas le cas de toutes les villes.

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« LE PUBLIC C’EST L’ETAT  ET DONC IL N’Y A PAS D’ERREUR »​

 

En 2022, l’Autorité de la Santé Norvégienne a constaté que sur 90 services de Barnevernet inspectés, 80 d’entre eux avaient procédé à des violations de la loi. L’Autorité s’inquiète du manque de qualité du travail d'enquête ayant pour conséquence qu'un trop grand nombre d'enfants ne voient pas leurs besoins d'aide identifiés. « Le gouvernement à recours à bien plus d’inspections dans les instituts privés que dans le service public puisque de fait le public, c’est l’Etat  et donc il n’y a pas d’erreur. Ou du moins Barnevernet n’est pas censé être défaillant puisqu’il représente le gouvernement » détaille Line avec ironie. Ces cinq dernières années l’Autorité de la Santé Norvégienne a reconnu huit décès d’enfants placés en instituts publics. Tous souffraient de détresse psychologique, les causes des décès relèvent pour certains de l’overdose, pour d’autre du suicide.​

 

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UNE AFFAIRE BIEN RENTABLE

« Aujourd’hui, les instituts publics ne sont pas en mesure de prendre soin des enfants les plus fragiles » reconnaît Line. « Il n’y a pas assez de personnel qualifié pour prendre en charge correctement les enfants ou de personnel tout court. Quand dans le privé vous avez au moins une personne par enfant, dans le public c'est parfois quatre pour dix.  C’est impossible. » Barnevernet place généralement d’abord l’enfant dans un service public et si cela échoue, un appel d’offre est lancé. Comme pour un projet, on décrit le profil psychologique de l’enfant et on attend qu’un institut propose une place quelque part. La proximité avec les parents n’est pas toujours prise en compte. L’enfant peut facilement se retrouver à cinq heures de route de son foyer d’origine. Si à cela vous ajoutez les droits de visite limités, il devient donc très compliqué de maintenir des liens entre parents biologiques et enfants.   « Si toutefois, il n’y a de place nulle part, il arrive que certains services placent l’enfant dans un hôtel en attendant. Bien sûr, il est accompagné de travailleurs sociaux, mais il est commun que, par excès de colère, certains détruisent le mobilier et la chambre d’hôtel. Dans ce cas les agents doivent appeler la police, car elle seule a le droit, aux yeux de la loi, d’intervenir physiquement pour maîtriser un mineur.»

Il semblerait que l’Etat ait préféré débourser plus d’un milliard d’euros dans des instituts privés plutôt que d’améliorer son propre système. « Les entreprises privées ont été en avance par rapport à l’Etat et c’est très dur de rivaliser avec eux puisque qu’ils possèdent maintenant presque plus de personnel qualifié. Les salaires et les conditions de travail ne sont pas les mêmes.» Certes, le privé offre des soins de ’’meilleure qualité’’ mais cela n’empêche pas certains d’utiliser l’argent de l’Etat destiné aux enfants en détresse pour se remplir les poches…  En 2014, Aftenposten a révélé que sept acteurs privés, dont Humana, ont gagné 550 millions de nok, soit un peu plus de 46 millions d’euros, grâce aux instituts.

Aujourd’hui, le gouvernement de Støre, Parti Travailliste, souhaite désormais faire en sorte que les soins  soient prodigués uniquement par le service public. Or, il est impossible pour le moment de fournir les soins nécessaires tout en assurant la sécurité des jeunes patients.

Les défaillances de Barnevernet

Enquête 360°

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